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Soledad Doledas / Paris / 04-07-9


A Buenos Aires, dans les années quatre-vingt, tout le monde sur le campus, connaissait cette histoire. On se la racontait d’années en années, sans bien sûr savoir si elle était authentique, et c’était accessoire tant elle semblait faire partie des murs.

Elle concernait le professeur Oflang Zighmar, surnommé Don Off, professeur honoraire et à vie de l’université, et qui donc, à ce titre n’enseignait plus depuis longtemps. On le voyait de temps en temps, de plus en plus rarement, dans les réception officielles: c’était un vieillard plutôt grand, maigre, et qui, debout ou assis, se tenait toujours raide et le regard bleu complètement absent. Très chic toujours, il ne participait pas au folklore officiel. Le recteur et les autres venaient le saluer, graves et impressionnés, et finissaient par le planter là, perdu dans des pensées, abandonné dans un coin du buffet.

Les quelques uns d’entre nous qui s’étaient approchés avaient juste eu droit à la vague ébauche d’un geste las, voire à trois mots inaudibles et vraisemblablement dans une autre langue. Le corps professoral interrogé s’en tenait à un haussement d’épaule et de sourcil plus ou moins complice. En fait ils n’en savaient pas plus que nous à son sujet.

L’histoire disait qu’il était arrivé en Argentine au début des années trente. Physicien d’origine norvégienne, il avait déjà enseigné en Europe et à l’Université de Baltimore comme spécialiste de la mécanique des fluides, ou l’équivalent de l’époque, et avait déjà publié certaines de ses études sur l’application des énergies concentrées en milieu naturel. Jeune, brillant et sympathique, il se fit plûtot bien admettre dans la communauté scientifique de l’époque.

Et l’époque parlait beaucoup de la guerre. C’est pourquoi son projet a fini par se faire financer par les militaires. Mais paraît-il, tout Buenos Aires était au courant et discutait de ce projet, bien que ma grand-mère dise que cette agitation concernait trois ou quatre lieux à la mode et les quelques vernissages mondains. Elle ajoute autre chose que je ne traduirai pas.

En fait l’expérience que souhaitait mener O.Z. était assez simple, tout du moins à l’énoncé: il voulait juste reconstituer un orage dans un milieu fermé. La rumeur parlait d’une tornade, c’était plus exotique. Plus exactement, dans la version un peu plus officielle, son but était de construire un immense laboratoire qui permettrait d’observer des perturbations météorologiques les plus extrêmes en vue de leur étude, et donc, pourquoi pas, de leur maîtrise.

Le dossier, via l’Académie scientifique, avait atterri sur le bureau du ministre de la Recherche où il était resté bien fermé, jusqu’à ce que le département militaire eût vent (c’est le cas de le dire) du projet. Ceci fut long, on s’en doute, et le ministre avait depuis longtemps démissionné, mais cela permit de commencer en toute discrétion les travaux préliminaire. Un terrain fut mis à la disposition de O.Z., dans le no-man’s land qui prolongeait alors la zone portuaire, qu’on pourrait maintenant situer dans le quartier de Bellas, entièrement reconstruit depuis.

A partir de là existent différentes versions de l’histoire, elles s’appuient sur des communiqués officiels disparus dans les archives, sur des articles de presse jamais publiés, surtout sur des rumeurs. Toutes partent dans des directions plus ou moins délirantes qui feront la légende du professeur. On peut quand même en tirer les quelques éléments communs qui suivent.

L’édifice lui-même, élevé rapidement, était un immense hangar de béton brut et ressemblait plus à un studio de cinéma. Il était relié à tout un réseau de fils électriques, ce qui n’étonnera personne quand on évalue, même empiriquement, les quantité d’énergies nécessaires à ce type d’expérience. De l’intérieur, on ne sait pas grand chose, l’assemblage du laboratoire avait été soigneusement dispatché entre différentes entreprises. Des pièces énormes arrivaient par bateaux qui ancraient dans la zone de la marine nationale et des wagons entraient directement dans le hangar par une ligne de chemin de fer. Tout ça dans un mystère soigneusement entretenu par la simple présence de militaires (là encore ma grand-mère rajoute encore quelque chose d’intraduisible).

Ce qu’on peut déduire de toutes les élucubrations qui ont été dites, c’est que le labo devait essentiellement se composer d’une immense cage de verre parallélépipédique d’environ 20 m de large sur 10 de hauteur et de profondeur. Une sorte de cloche de Faraday posée sur un bac de mêmes dimensions où flottait 50 cm de mercure pur. On ne sait pas comment O.Z. a pu se procurer à l’époque le verre trempé nécessaire a une telle construction, certainement pas en Argentine, mais ce n’est pas là le moindre mystère.

Du haut et des côtés arrivait toute une tuyauterie reliée à une batterie de compresseurs disposés tout autour de la cage avec différents systèmes électriques. Au fond du hangar, des cuves qui alimentaient probablement l’ensemble. L’un des côté était entièrement dégagé et donnait sur une baie vitrée presque opaque donnant sur une pièce faisant saillie à l’extérieur du bâtiment: sans doute le bureau. Cette description peut faire penser à un mauvais roman de science-fiction, mais restera banale à toute personne qui a pénétré dans n’importe quel centre de recherches spécialisé dans des problèmes énergétiques.

Ensuite pas grand-chose pendant quelques années, de moins en moins, d’autant que l’autre histoire s’accélérait. L’armée elle-même semblait se désintéresser du lieu; il ne resta devant le labo qu’un gardien, un vieux monsieur vaguement en uniforme, qui finit par installer ses poules. Il y eut bien un début d’incendie, mais c’était un soir d’orage et on mis ça sur le compte de la foudre sans faire de liaison avec les activités de l’intérieur. Sur O.Z. lui-même c’est tout aussi flou, on sait qu’il habitait en ville, que déjà il ne parlait plus beaucoup, que sa vie mondaine se réduisait à rien du tout. Ma grand-mère confirme.

Et puis il eut l’explosion.
Les journaux en parlèrent, un peu. Dans leurs archives on peut lire qu’on retira O.Z. et le gardien des décombres. Le dernier n’avait rien, juste aphone, mais il l’était déjà, et groggy, on le serait à moins. O.Z. fut transporté à l’hôpital, dans un état pas trop désespéré.

Ici, c’est la rumeur qui reprend et qui dit que le professeur acheva sa convalescence dans une prison de l’armée. On parle aussi de cour martiale et ma grand-mère fait beaucoup de geste.

Là encore, beaucoup de temps passe, des années qui furent plus longues que des années.

Mais il réapparaît, nommé enseignant à l’université, avec une chaire en sciences physiques appliquées. Il donne quelques cours, trois en tout, suffisamment étranges pour impressionner une génération d’étudiant. Et là aussi le mystère plane, mais ces cours sont manifestement trop en dehors des problèmes pédagogiques et il sera vite promu à un poste honoraire. Et il devient le vieux monsieur que j’ai connu, avec le regard bleu si étrange pour nous, et perdu. Perdido.

Reste un doute, l’éventuelle existence de photogrammes sauvés de l’incendie, où l’on voit une tornade sortir d’un plafond de nuages noirs rejoindre une mer de métal.

Quand j’ai appelé Buenos Aires pour avoir des détails sur cette histoire, j’ai appris qu’il était mort. Ma grand-mère n’a rien dit.

Besitos.